Interview de Stephane Beaud sur les Bleus de France

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Le sociologue Stéphane Beaud estime que le discours des journalistes sur les Bleus est "très idéologique".

Pour lui, le "comportement" des jeunes joueurs s'explique par les mutations du foot business.


Stéphane Beaud est sociologue et professeur à l'Ecole normale supérieure. En 2012, il a publié "Traîtres à la nation?" (éditions La Découverte, avec Philippe Guimard), où il analysait la grève des Bleus lors du Mondial de 2010 à la lumière de trois évolutions récentes: les mutations des classes populaires françaises depuis une décennie, le durcissement du rapport entre les journalistes sportifs et les footballeurs professionnels, l'avènement du foot business. Pour l'Obs, il commente le match de mardi soir... et les commentaires qui ont suivi la qualification pour la coupe du monde.

L'euphorie qui a accueilli la victoire des Bleus contre l'Ukraine marque-t-elle la fin du désamour entre les Français et leur équipe de football?

De quoi parle-t-on ? "Désamour" ?... Premier réflexe de sociologue : ne pas se laisser abuser par des sondages d'opinion qui, par leurs questions grossièrement orientées, amplifient fortement la nature des réponses données. Ces sondages donnent lieu à de belles "unes", à sensation comme il se doit, dans des journaux comme "20 minutes" ou "Le Parisien" : "82% des Français ont une 'mauvaise opinion' de l'équipe de France". De fait, ces chiffres – bien sûr immédiatement interprétés comme "préoccupants", "inquiétants", "graves" - sont ensuite repris en boucle dans toute la machine médiatique et la blogosphère, aboutissant au résultat prévisible, sinon consciemment visé par ces faiseurs d'opinion : la dramatisation de la question, la mise en scène spectaculaire de ce qui serait une rupture des "Français" avec les "Bleus", institués comme les représentants de la nation sur le terrain vert.

Le système s'autoalimentant lui-même (des "experts" sont invités sur les plateaux TV ou radio pour les commenter), on est reparti pour un tour sur ces "mauvais garnements" et accessoirement pour ressasser le thème de "l'angoisse identitaire". Bref la critique de ces sondages est le préalable obligé à tout discours qui se veut objectif sur cette question du lien des Français avec leur équipe nationale de football ; devenue passionnelle depuis Knysna (grève du bus) et très instrumentalisée politiquement (cf. les réactions symptomatiques du Front national ou du député UMP Lionel Lucca sur la victoire de l'équipe de France mardi dernier).

Tout de même, le sport est par définition une source d'affects et ceux qui entourent l'équipe de France depuis quelques temps ne sont pas très positifs...

Je ne nie pas les faits : cette équipe de France a suscité ces trois dernières années un fort rejet dans l'opinion. La "grève du bus" en Afrique du Sud a été, - comme je l'écrivais dans l'introduction de "Traîtres à la nation ?" - vécue par la plupart de nos concitoyens (amateurs de football ou non) comme une atteinte à la fierté nationale, une blessure symbolique particulièrement forte en temps de crise. Les frasques de certains joueurs comme Nasri et Menez (la fameuse génération 1987) lors de l'Euro 2012, les performances sportives en demi-teinte, les sorties en boite la veille d'un match de cinq jeunes de l'Equipe Espoirs et l'affaire Evra le mois dernier n'ont rien fait pour améliorer l'image de marque des Bleus.

Ceux qui ont été désignés comme les meneurs de Knysna (Evra, Ribery notamment) continuent de porter cette étiquette dans le dos et d'être jugés par les commentateurs sportifs à cette seule aune : il est frappant de voir que les notes les plus basses attribuées par "L'Equipe" le lendemain du match de mardi l'ont été à Ribery, Evra et Benzema réputé proche du premier et contesté pour son comportement "fermé", "peu souriant", etc. Tant que le jeu ne suivait pas, tant que cette équipe était poussive sur le terrain, ce passé de Knysna ne passait pas ! Les "bannis" étaient cloués au pilori dans la presse et entraînaient dans l'opprobre public qu'ils subissaient tout le reste de l'équipe.

Maintenant, on tourne la page?

La qualification pour le Brésil ne va pas tout effacer mais elle aura sans aucun doute des effets significatifs. D'une part, et c'est décisif, les "journalistes" sportifs qui se sont spécialisés dans la critique au lance-flammes des joueurs ("ça fait du buzz, coco, c'est tout bon pour nous") et dans un mélange des genres, à mes yeux particulièrement critiquable, en ne cessant de confondre jugement sportif et jugement moral, vont bien être obligés de la mettre un peu en sourdine ces prochains mois. D'autre part, cette équipe va certainement prendre en confiance en elle-même, en ses moyens et possibilités. Elle va se libérer de la forme d'inhibition (sportive), qui a souvent été la sienne depuis trois ans, et qu'on peut interpréter comme étant largement la résultante de ce procès en accusation permanent que ses joueurs n'ont cessé de subir. Sans vouloir faire pleurer Margot, je suis persuadé qu'il y avait pour ces Bleus-là une forme de "malheur" à jouer en équipe de France puisqu'ils étaient constamment épiés, bousculés, contestés, gourmandés, voire moqués ou ridiculisés.

Au fond, on les accusait plus ou moins directement d'être de "mauvais Français", pas dignes du maillot bleu, pas à la hauteur pour représenter leur pays. Pas facile à vivre, tout ça ! Le rituel de communion avec le public retrouvé du stade de France avait, à ce titre, un véritable sens, celui de "réconciliation" comme l'a justement noté Guy Stephan, l'entraîneur adjoint de cette équipe. Malgré l'impression qu'ils ont pu donner, malgré leur comportement, malgré ce que j'appellerais aussi leur "maladresse", ces joueurs ont voulu prendre à témoin le public qu'il y avait un énorme malentendu entre eux et les supporters (et plus largement la nation) : eux aussi sont les "enfants de France", eux aussi peuvent chanter (mal) la Marseillaise, eux aussi peuvent montrer aussi leur fierté d'être Français. Bref, ils ont voulu aussi apporter, à leur manière, un démenti à cette accusation - particulièrement insistante et retorse - de ne pas aimer jouer "pour la France". Le fait que Sakho ait été le héros de cette soirée est à cet égard hautement symbolique.

Peut-on caractériser la nouvelle génération de footballeurs?

Il faut manier cette notion de génération avec prudence. Comme je le montrais dans le livre, les deux équipes de France – "glorieuse" de 1998 versus "piteuse" de 2010 – sont bien l'expression de deux générations sociales de footballeurs professionnels, produits de deux histoires sociales et sportives très différentes. Les premiers sont à la fois des enfants des classes populaires stables des "trente glorieuses" et des produits des centres de formation. Ils sont devenus professionnels dans les grands clubs français d'avant l'arrêt Bosman (1999), d'avant la grande exportation/migration des meilleurs joueurs français (produits par les centres de formation créés à la FFF et surtout dans les clubs dans la France des années 1970), avec donc, comme résultat, des joueurs construits dans leur tête par un environnement assez stable.

La génération sociale des joueurs de l'équipe de France 2010 (et de la grève du bus) est bâtie très différemment : le foot business est passé par là, ce qui signifie à la fois l'accélération de leurs carrières professionnelles, la pression plus forte des transferts, la place croissante des agents, l'influence "polluante" (dixit tous les observateurs) de "l'entourage" des jeunes joueurs, le départ beaucoup plus précoce dans les grands clubs étrangers (Angleterre, Italie, Espagne). Avec comme résultat essentiel qu'ils ont été plongés très tôt, certainement trop tôt, dans la bulle du monde du foot pro, qu'ils ont été placés très tôt, certainement trop tôt, sur un piédestal et, last but not least, qu'ils ont touché très tôt, certainement trop tôt, des salaires souvent astronomiques leur permettant de mener un mode de vie bien souvent tapageur (grosses cylindrées rutilantes, habits de luxe et montres de collection, etc) fort mal perçu quand tant de ménages doivent se serrer la ceinture.

Un expert de la gestion des joueurs et un fin connaisseur du public local comme Guy Roux (plus de 40 ans à la tête de l'AJ Auxerre) exigeait de ses joueurs surpayés de la retenue dans la montre sociale. Bref, dès qu'on prend un peu de recul et qu'on remet les choses dans leur contexte social et sportif, on peut faire litière de toute cette littérature, à sa manière très idéologique, qui explique le comportement des Bleus par leurs seules origines sociales, nationales ou géographiques. Toutefois, on comprend bien à quel point ce type de carrière peut être aujourd'hui attractive pour des jeunes de milieu populaire dont les pères sont au chômage, qui n'ont pas toujours été les meilleurs élèves de leur classes, qui ont vu vaciller l'école de la République sous le coup de la ségrégation urbaine et sociale, qui ont vu aussi leurs "cités" s'enfoncer la crise. Des jeunes comme Pogba, Sakho, Matuidi ou Varane sont au vu de cette histoire beaucoup plus proches de la génération sociale des "grévistes" de Knysna que de celle des grands joueurs glorieux de 1998. D'ailleurs, c'est cette différence de génération sociale que ces derniers reconvertis comme consultants TV ou radio ne voient pas ou ne veulent pas voir.

Que sait-on de l'origine sociale des joueurs de ce nouveau groupe?

Les rares fois où il a voulu un peu parler de lui, Sakho évoque (toujours très pudiquement) son histoire : "On me demande souvent d'où vient mon assurance. Il faut peut-être remonter à ma jeunesse. J'ai fréquenté les XIIe, XVIIIe, XXe arrondissements de Paris mais aussi le Val de Marne et le Val d'Oise. J'ai connu une enfance compliquée dans une famille nombreuse où les moyens étaient limités Même si j'étais un garçon difficile, j'ai reçu une éducation exemplaire. D'ailleurs, la première chose que j'ai faite lorsque j'ai touché mon premier vrai salaire a été d'envoyer mes parents à La Mecque. C'était une promesse de jeunesse que je voulais tenir" (Onze Mondial, sept 2009, p. 8). Par la trajectoire sociale de la sa famille, Sakho est sociologiquement beaucoup plus proche de Ribery que par exemple de Thuram, son modèle dans le football, ou que Varane, élève modèle, bac ES en poche avant de partir au Real de Madrid

Les journalistes sportifs parlent beaucoup du "comportement" des joueurs...

Si l'on cherchait à faire dans l'Histoire l'inventaire des footballeurs au comportement "nickel", combien de noms pourrait-on garder ? Récemment, dans un interview à "20 Minutes", le joueur nantais Fabrice Pancrate a dénoncé cette hypocrisie voulant faire croire que tout était rose avant Knysna dans le football français. Sakho a quelques accrocs mais il a marqué deux buts et en quelque sorte qualifié la France pour le Brésil.

J'ai été amusé du traitement que les chaines en continu comme iTélé ont réservé à deux images presque semblables lors des deux matchs France-Ukraine : à l'aller, une prise à partie verbale en cours de match par Ribery ; au retour, le même type d'incident, provoqué cette fois par Sakho. Avec, dans les deux cas, des insultes et un comportement très "agressif" à l'égard des adversaires. Or, le soir de la défaite, la répétition en boucle sur iTélé de l'altercation verbale de Ribery (avec coup d'épaule à son adversaire ukrainien, regard noir et menaçant, flopée d'injures) suggère de manière insistante un comportement dit de "racailles" et vient à l'appui de l'antienne serinée à longueur d'antenne par Pascal Praud, Pierre Menes et consorts : ces Bleus, à l'image de Ribery, sont décidemment des joueurs "mal élevés", "mal éduqués", pleins de morgue (Pascal Praud a même osé parler de "sottise" et de "vulgarité" de cette équipe), prisonniers de leur mentalité de "cité" et contaminant tous les autres. Tandis que quatre jours plus tard, dans l'euphorie de la victoire, le réalisateur "oublie" l'image de l'agressivité verbale et comportementale de Sakho et s'en tient aux deux buts victorieux. Voilà aussi pourquoi "la victoire est belle" : elle oblige enfin les commentateurs sportifs à parler, en matière de football, de l'essentiel : du jeu.

Entretien recueilli par Eric Aeschimann