Interview de Marcel Leclerc, FootBall Magazine Octobre 1965
par Jacques Ferran

Il ne méconnaît rien, ni des ambitions légitimes de Marseille, ni de la profondeur des racines du football, ni combien il était nécessaire de lui redonner vie. S'il n'était pas venu, rien, encore une fois, n'aurait été réalisé pour sortir l'O.M. de son enlisement. Cette "non-assistance à un club en danger" devenait un crime collectif.
Marcel Leclerc est l'homme de la situation, il le sent, il le sait. Ce qu'il tentera sera toujours mieux que ce qui existait, et il consolide ainsi son assurance. N'importe qui, à ce moment d'une déchéance, ne peut qu'apporter un remède. Prendre un club dans cet état, c'est sauver un mourant pour qu'il vous remercie.
Mais derrière les yeux noirs, brillent la ruse et la méfiance. Aux questions, il répond rapidement, avec une défense instinctive, et trouve toujours le mot qu'il faut, celui qui rend la question ridicule ou inutile :
Les joueurs ?
- Il y en a de grand et de petits....
- Le public ?
- Il est nombreux..."
Je soupire. A quoi sert de feinter ?
"Vous savez bien que ce n'est pas ce que je vous demande..."
Alors il précise, mais ses précisions ne sont toujours que des précisions de parade.
Connaîtrais-je jamais le fond de sa pensée ?
"Je pense reconnaître rapidement les qualités d'un joueur, puisque, de 12 à 30 ans, je n'ai pas cessé de pratiquer le football. De plus, je me suis beaucoup occupé de clubs de natation, de basket ou de volley. Pour diriger l'O.M. il faut allier l'organisation d'un club amateur à la façon de gérer une affaire commerciale. J'ai prouvé avec mon journal que je savais le faire..."
Je le laisse parler de ses joueurs, et des changements apportés dans son club avant qu'il n'évoque, enfin, l'esprit d'un milieu qui n'a rien d'amateur.
"Dans le professionnalisme, il y a peut-ête de mauvais professionnels. Je me suis attaché à faire régner un bon esprit dans mon équipe. Je veux qu'il n'aille qu'en se développant.
- Qu'et ce qu'un professionel qui a mauvais esprit ?
- Celui qui n' pas la volonté de gagner, qui fait passer son prestige avant l'équipe.
D'ailleurs, Machiavel déjà le disait : "Si tu choisis un homme, prends celui qui préfère le bien public à son confort personnel..." Je leur ai dit : si vous savez souffrir, laisser vos tripes sur le terrain, nous réussirons. Quand on est professionnel on paie de sa personne." Nullement étonnée de l'entendre citer Machiavel, je reste pourant surprise par la régularité de sa voix, par le sourire, par l'amabilité de sa conversation.
On se laisserait vite séduire ou convaincre s'il n'y avait, parfois, un mot, ou le temps d'un verbe, nous donner à ses phrases une rigueur inquiétante.
En journaliste, il s'amuse un peu de l'inteview, en aventurier, de l'aventure.
Casse-cou il ne compte que sur lui, mais por l'aider, exige tout des autres
"Le public ? C'est ce qui fait la fortune du football à Marseille. Il a ses défauts et ses qualités, il est versatile, mais lorsque ça marche, il porte litéralement son équipe".
Au passage, j'évoque aussi les dirigeants des autres clubs qu'il ne connaissait pas et dont il fait l'apprentissage, mais à nouveau je reçois la phrase-dérobade.
"Pour l'instant, j'ai bien de quoi faire à Marseille. Je suis attelé à un char assez lourd à tirer.
- Parce que vous estimez que, là aussi, quelques bouleversements seraient nécesaires ?
- Il y a toujours quelque chose à faire partout ."
Mais, quand je suppose qu'il a été déçu, il reprend rapidement :
"Si vous vous laissez décevoir par l'humanité , vous n'entreprenez jamais rien...
- C'est du cynisme...
- Je le sais. .. cela dit il y a des gens très bien parmi les dirigeants mais effectivement on aurait besoin d'un petit renouveau. Ce sont pas les gens qu'il faudrait changer, mais les esprits...
Décidément, sa diplomatie chaque fois me surprend...
Comme je suis dans mon bureau au lendemain de ses échanges épistolaires avec le maire de Marseille, la conversation va assez vite venir sur ce sujet.
Alors, je découvrirai la pleine mesure de l'homme. Immense, solide, il est de cette race qui se grandit dans les batailles.
Plus totale, plus grande, plus violente sera la lutte et plus il sera de taille. Se jeter dans la mêlée du football professionnel est déjà une aventure, mais se dresser devant le maire de la seconde ville de France, accuser sa police, voilà qui est à sa mesure. Qu'importe les détails de l'affrontement, seules les réactions vont me passionner.
Car cet homme est passionnant. On ne peut pas rester insensible à sa puissance de persuasion, à sa volonté de réussir.
Même s'il triche un peu, même si, inconsciemment, il s'est fabriqué une façade, on ne peut pas ne pas admirer l'engagement avec lequel il se jette dans un combat qu'il ne veut pas inutile.
"Je ne suis pas un homme à me laisser marcher sur les pieds, c'est mon plus grave défaut..."
S'il est vrai, c'est peut-être sa plus grande qualité. Et, par bribes, comme on évoque des faits d'armes :
"Si les dirigeants, avant moi, avaient été épaulés, jamais l'O.M. ne serait tombé si bas... Quand j'ai voulu qu'on parle de réformes, on m'a répondu, au "Provençal" :
"Tu ne vas pas t'occuper de l'O.M. en plein concours de boules !..."
Il aurait fallu que le travail de l'O.M. passe dans l'ordre de programme du journal !
- D'autres auraient atendu ?
- Probablement.
Le drame, c'est que j'ai convoqué toute la presse pour annoncer que nous allions quitter le stade-vélodrome qui était trop cher. Si je n'avais pas de nouvelles propositions, nous nous replierions sur l'Huveaune. C'est au fournisseur de faire des offres, pas au client... On a certainement pensé qu c'était du bluff, mais ni le bluff, ni le poker n'ont jamais enrichi personne...
Ils ont pensé qu'ils me convaincraient en lançant les "nervis" de la brigagde électorale dans une foule qui ne demandait pas mieux que d'assister tranquillement au match... Il y a un aute Leclerc qui est entré dans Paris à la tourelle de son char, ce n'est pas quelqus "nervis" qui vont me faire peur !
- Vous pensez que le maire a donné des ordres ?
- Il n'a certainement pas donné des ordres, mais il y a, autour de lui, des gens qui veulent trop bien faire... Je ne veux pas qu'on me force."
Pour moi, depuis le début, cete lutte ouverte me paraît trop violente pour n'être que celle d'un président de club opposé au maire d'une ville...
"N'avez-vous pas, en réalité, des ambitions politiques ?..."
Le sourire devient plus vif, plus violent. Un éclair, une opinion tombe, brutale et puis tout de suite, il se reprend, la diplomatie recouvre tout :
"J'estime M. Deferre en tant qu'administrateur de Marseille et je souhaite qu'il le demeure, il est très bien là où il est... Il faut reconnaître qu'il a réalisé certaines choses : boucher les trous dans les rues, placer des lumières. Marseille est éclairée maintenant, le soir, et les ordures sont ramassées avec des camions.
Autrefois il n'y avait que des chevaux... Non, non, ce qui'l fait est très bien... Je pense seulement qu'il a commis quelques ereurs, et principalement en ce qui concerne l'O.M. Il aurait dû faire, ou faire faire mon travail..."
Mais jusqu'à quel point n'a-t-il pas été heureux de trouver la faille ?
La guerre est trop grande pour n'être qu'une querelle de clocher. Et puis, pourquoi citer les trous dans les rues, et les ordures ramassées avec des camions quand il y a les H.L.M., les écoles et les hôpitaux ?
"Vous jouez !
- Si vous voulez gagner la partie, il faut jouer. Pour trois ans, j'ai tous les pouvoirs, je n'ai pris l'O.M. qu'à cette condition, je veux faire ce que je veux."
Un mot me vient aux lèvres, mais, avant même que j'aie eu le temps de le prononcer, il a deviné ma pensée :
" A une situation difficile il faut une dictature... Après, c'est beaucoup moins important.
- Cela vous passionne et vous avez l'air de vous amuser.
- C'est très passionnant parce que je m'amuse.
Je prends le plus bas pour conduire le plus haut. Après, je ne veux pas passer toute ma vie dans le football, mais , en attendant, cela m'amuse de prouver que je suis capable de réussir autre chose que mon journal."
Quel combat pourrait être trop grand pour l'effrayer ?
Comme il dirige un journal consacré à la télévision, et que le football a toujours eu avec elle des rapports difficiles et discutés, je demande innocemment :
" Et la télévision ?"
Cette fois, s'il répond à côté de ma question, c'est qu'il est allé plus loin que ma pensée.
Je parlais du football, il songeait à toute la télévision !
" La télévision est dans un tel état qu'on ne peut rien faire. L'O.M. on peut toujours le prendre par les cornes et le sortir de l'impasse.
Si, demain, je dis : "J'en ai assez de voir la télévision si lamentable", on me répondra : "Adressez-vous au gouvernement..." mais j'avoue que cela me passionnerait autant, et même plus. J'aurais voulu m'occuper de télévision commerciale, mais rien n'est prêt...
- Vous vous êtes replié sur le football, en attendant .
- Si vous voulez. C'est vrai je suis mégalomane, je voudrais tout faire."
Puisque je suis là pour essayer de sonder le fond de ce problème, courageusement, je pose ma dernière question :
"N'y a-t-il pas quelque idée publicitaire ?
- Précisez votre pensée .
- Je veux dire, ne faites-vous pas tout cela pour de la publicité ?
- Non, rassurez-vous, je n'ai aucun dessein caché, ni politique, ni publicitaire.
D'ailleurs, de la publicité Marcel Leclerc, cela servirait à quoi ? Je n'ai pas l'intention de gagner trois francs et six sous, au contraire, je ne peux que perdre de l'argent. Je le fais parce que cela m'amuse. Si demain je pouvais lancer une ligne d'aviation commerciale, je le ferais avec autant de volonté..."
Sur le pas de la porte, je dis : "Je ne peux que vous souhaiter que votre équipe fasse une bonne saison et vous donne raison..."
La Montée à la fin de la saison 1965/66 avant les titres.